La toute première fois...

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Vous êtes mignons, vous ne doutez de rien. Vous vous figurez que je vais, là, comme ça, tout benoîtement, vous raconter ma première fois. Simplement, pour vos beaux yeux et pour votre amusement passager. Et que je vais dire la vérité, en plus ! Pour le même prix. (Mais combien coûte la vérité ? Et quelle vérité coûte combien ?)

Je pense que vous devriez relire Michel Foucault. Je dis « relire », parce que, je l’ai déjà lu, ça va de soi, et on dit qu’on relit. Sinon, on a l’air d’une cloche. Donc, vous devriez relire Foucault, « Histoire de la sexualité, tome 1 » et vous découvririez que vous êtes une tentacule, une ventouse de cette pieuvre de civilisation appelée : la volonté de savoir. Foucault avait tout compris et tout dit sur le sujet. Même s’il n’avait pas encore tout vu. Nous vivons dans la société du renseignement. Vous avez sûrement remarqué : on ne remplit plus un formulaire, on le renseigne. Les gens adorent renseigner n’importe qui sur n’importe quoi. Des centaines de milliers de blogs n’ont d’autre but que de renseigner qui voudra. Je ne suis pas en reste. Toute une école se situe quelque part entre le divan, l’atelier d’écriture et la confidence télé…

Et moi-même, je n’ai pas à faire le malin, puisque j’accepte sur-le-champ et d’enthousiasme l’idée de vous évoquer ma toute première fois, c’est à dire de vous renseigner. Je vais même me jeter dessus. Ce qui démontre que je suis en proie au même vertige narcissique que tout le monde ou à peu près. Ça me rappelle la chanson de Brassens : « Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées… » Il n’empêche : j’accepte. Me voici donc pris au piège. Par moi-même. L’indiscrétion, chacun le sait, n’est pas dans les questions, mais dans les réponses.

Alors, allons-y gaiement !

C’était avec une jeune péripatéticienne, dans un quartier louche de Montpellier des années 70. Il y avait des tas de petits bistros où traînait toute une faune nocturne dont un copain et moi-même (nous avions fait le mur).  Ces filles-là n’avaient pas l’air de putes. Elles vous demandaient une cigarette en vous touchant le bras ou le genou, et aussitôt après elles vous disaient : « Tu montes ? ». C’est mon copain qui m’a encouragé. Ça ne coûtait pas beaucoup. Je suis donc monté, la piaule était immonde. Ça a été fait en trois minutes. La fille était jolie et avait de jolis petits seins. Elle n’en dénudait qu’un. La semaine d’après, j’étais à l’infirmerie…

Mais non, c’est des blagues ! En réalité, c’était moins exotique. Ça s’est passé avec une copine d’enfance, on s’était toujours bien entendus depuis tout petits, et puis un jour, à 16 ou 17 ans, on s’est embrassés en lisière d’une forêt qui dominait notre village. Les autres filles me faisaient un peu peur. Elle, elle me rassurait, j’avais confiance. Elle ne savait pas tellement mieux embrasser que moi. Après deux ou trois semaines de patience encore (nous progressions dans les baisers), elle consentit à se dévêtir, non sans être allée, je ne sais ni où ni comment, se procurer le « matériel » indispensable pour éviter une catastrophe. Ce fut timide, tendre, émerveillé, bref : un peu chiant…

Mais non, c’est des blagues ! En fait, c’était une jeune prof de français (j’étais nul en français au lycée), que mes parents, dans mon milieu hyperbourgeois, avaient recrutée parce qu’elle semblait sérieuse avec ses lunettes, ses cheveux tirés, ses longues jupes grises. Sauf que, une fois les lunettes retirées, les cheveux détachés, la jupe grise virée, elle se révélait une démone de luxure et de vice, à un point inimaginable. Ça me dégoutait presque. Mais ça m’instruisait…

Mais non, c’est des blagues ! D’ailleurs, je ne viens pas d’un milieu hyperbourgeois. Ce fut tout bonnement la sœur d’un copain. Il m’invita à passer quelques jours chez lui et il en profita pour s’éclipser me laissant seul avec sa sœur. Je ne sais encore ni pourquoi ni comment, mais dès la première nuit après une promenade très sentimentale, nous partagions le même lit. En une journée, elle s’était éprise de moi, j’étais devenu son jouet. Et puceau jusqu’à la racine des cheveux. Un peu plus expérimentée, elle eut la délicatesse de feindre de ne s’apercevoir de rien (car, en outre, j’avais honte d’une virginité que je traînais, à 18 ans révolus, comme une casserole ; je n’arrivais même plus à donner le change aux copains).

Je précise que l’une des quatre versions qui précédent (pas forcément la plus plausible) est partiellement vraie, quoique sûrement simplifiée (ou compliquée) par la mémoire, c’est-à-dire par l’oubli, comme dirait Borges. Une chose que je découvre avec le temps, c’est que nous ne pouvons absolument pas être sûrs de ce que nous croyons avoir vécu. On n’imagine pas à quel point on reconstruit, on déforme, on censure, on complète ! La vie n’est pas contée par un idiot, ni pleine de bruit et de fureur ; tout ça est très exagéré. Mais elle nous échappe complètement, voilà tout.

Par contre, maintenant, je vais être sérieux et véridique en affirmant que la vraie première fois n’est peut-être pas la première fois. Où alors, qu’il y a des tas de premières fois. Une de mes première fois eut peut-être lieu, en réalité, après avoir vu le film « L’empire des sens ». Je me rappelle avoir vu ce film (jamais revu depuis) avec une jeune amie. Nous sortîmes de là les yeux brillants, rivalisant d’approbation enthousiaste. C’était un aveu. Certes, nous ne mîmes jamais en pratique la scène ultime, qui implique l’usage d’un couteau de cuisine, et qui demande à l’homme une certaine abnégation. Mais nous découvrîmes ensemble des horizons nouveaux et insoupçonnés. Pendant au moins six semaines, nous nous crûmes, elle et moi, de terribles libertins. Nous nous adonnâmes studieusement à toutes les aberrations et toutes les gentilles extravagances que nous n’avions jusqu’alors jamais osé concevoir (ou réclamer). Un soir, je fis rire jusqu’aux larmes un copain à qui je confiais, très sérieusement : « Ce que je voudrais maintenant, avec elle, c’est …. ». Je vous laisse deviner. Mais n’est-ce pas adorable ? Et ce n’est pas des blagues. (Mais est-ce vrai ? Etait-ce bien ainsi ?)

Cela prouve, en tout cas, que des premières fois, il n’y en a pas qu’une. Je puis affirmer qu’il y eut, pour moi, diverses premières fois. C’est peut-être même l’essentiel de ce que j’ai à dire. Le nombre de mes premières fois, si vous voulez une fourchette, se situe quelque part entre une et mille et trois. (Ça vous va ? Vous avez votre compte ?)

Ce qui m’amène à citer à nouveau Brassens : « Elle est la dernière que l’on oubliera, la première fille qu’on a prise dans ses bras. » Et j’aime beaucoup Brassens, mais là, je ne suis pas d’accord du tout avec lui. Je l’affirme solennellement : elles sont toutes la dernière que j’oublierai. Y compris celles avec qui il n’y eut jamais de première fois.

LC