Deux expériences.
- Par LESTEL Christian
- Le 07/05/2014
Deux expériences projettent leur ombre sur mon existence : la première est la constatation que le monde est inexplicablement mystérieux et plein de souffrance; la seconde, le fait que je suis né à une époque de déclin spirituel de l'humanité.
Mon existence a trouvé sa base et son orientation à partir du moment où j'ai reconnu le principe du respect de la vie, qui implique l'affirmation éthique du monde.
C'est ainsi que j'ai pris position et que je voudrais travailler à rendre les hommes plus profonds et meilleurs, en les amenant à penser sur eux-mêmes. Je suis en désaccord avec l'esprit de ce temps, parce qu'il est plein de mépris pour la pensée.
On a pu douter que la pensée fût jamais capable de répondre aux questions sur l'univers et sur notre relation avec lui, de sorte que nous puissions donner un sens et un contenu à notre existence.
Dans le mépris actuel de la pensée entre aussi de la méfiance. Les collectivités organisées, politiques, sociales et religieuses de notre temps s'efforcent d'amener l'individu à ne pas forger lui-même ses convictions, mais à s'assimiler seulement celles qu'elles tiennent toutes prêtes pour lui.
L'homme qui pense par lui-même, et qui en même temps est libre sur le plan spirituel, leur est un être incommode et mystérieux. Il n'offre pas la garantie qu'il se fondra à leur gré dans l'organisation.
Tous les groupements constitués recherchent aujourd'hui leur force moins dans la valeur spirituelle des idées qu'ils représentent et des hommes qui leur appartiennent, que dans leur complète et exclusive unité. C'est de cette unité qu'ils croient tenir leur plus grande puissance offensive et défensive.
C'est pourquoi l'esprit de notre temps ne déplore pas que la pensée ne semble pas à la hauteur de sa tâche, mais s'en réjouit au contraire. Il ne tient pas compte de ce qu'en dépit de son imperfection elle a déjà accompli. Il ne veut pas reconnaître, - contre toute évidence, - que le progrès spirituel a été jusqu'ici l'oeuvre de la pensée. Il ne veut pas davantage envisager que la pensée accomplira peut-être dans l'avenir ce qu'elle n'a pu réaliser jusqu'ici. L'esprit de notre temps néglige ces considérations. Ce qui lui importe, c'est de discréditer de toutes les façons possibles la pensée individuelle.
Sa vie durant, l'homme d'aujourd'hui est donc exposé à des influences qui cherchent à lui ôter toute confiance en sa propre pensée. La suggestion de dépendance spirituelle à laquelle il doit se soumettre se manifeste dans tout ce qu'il entend dire ou lit. Il la trouve chez les gens qu'il rencontre, dans les partis et les associations qui l'ont annexé. Des manières les plus diverses, on fait pression sur lui, afin qu'il reçoive les vérités, dont il a besoin pour vivre, des associations qui ont des droits sur lui. L'esprit de notre temps ne laisse pas l'individu faire un retour sur lui-même. Sans cesse on s'efforce de lui imposer des convictions, comme dans les grandes villes on fait flamboyer les enseignes lumineuses d'une compagnie assez riche pour s'installer solidement et pour nous enjoindre à chaque pas de donner la préférence à tel cirage ou à tel potage en poudre.
L'esprit de notre temps contraint donc l'homme à douter de sa propre pensée, afin de l'amener à recevoir ses vérités du dehors. Or l'homme ne peut pas opposer la résistance nécessaire à ces influences continuelles parce qu'il est lui-même un être surmené , incapable de rassembler ses idées et de méditer. En outre l'absence de liberté matérielle, qui est sa condition, agit sur lui de telle sorte qu'à la fin il ne se croit même plus justifié à revendiquer des idées personnelles. Sa confiance en soi est écrasée aussi par le prodigieux développement de la connaissance. Il n'est plus capable de comprendre et d'assimiler les nouvelles découvertes. Force lui est de les accepter comme quelque chose d'incompris. Cette attitude à l'égard de la vérité scientifique le porte à admettre que le résultat de la pensée ne peut lui suffire.
C'est ainsi que les circonstances de la vie actuelle font de leur mieux pour livre l'homme à l'esprit du temps.
La semence du scepticisme a levé. En réalité, l'homme moderne n'a plus aucune confiance en lui. Sous une attitude pleine d'assurance, il cache une inquiétude spirituelle. En dépit de sa capacité technique et de son pouvoir matériel, c'est un homme qui s'étiole parce qu'il ne fait pas usage de sa faculté de penser. Il restera toujours inexplicable que notre génération, qui s'est montrée si grande par ses découvertes et ses réalisations, ait pu tomber si bas dans le domaine spirituel.
Bas les masques !
L'auteur de ces lignes n'est pas moi 2012, mais l'Albert Schweitzer de 1931 ! Cet extrait, dont la pertinence actuelle m'a frappé, est tiré de son livre : "Ma Vie et Ma Pensée".
A méditer...
12 avril 2012